Un label qui a changé la vie

La mise sous protection en 2010 des pitons, cirques et remparts rocheux de l’île a mis en lumière une richesse naturelle insoupçonnée. Il était urgent de la préserver des plantes invasives et de l’urbanisme galopant. Une aubaine pour le tourisme, et un nouveau défi pour les habitants.

Pieds nus. Qu’il pleuve des cordes ou que le soleil tape dru, c’est ainsi que Frantz Ledoyen, dit Kakouk, parcourt la forêt du Dimitile, sur la route du cirque de Cilaos, epuis qu’il est enfant. « Si mi sort’ avec des baskèt’, mi tomb’ à terre ! »Â dit-il en créole, dans un éclat de rire. Ce matin, le tisaneur de l’Entre-Deux est reparti « dan’ zerbes« , explorer un massif aussi touffu qu’un essain d’abeilles. Il espère y trouver des feuilles de change-écorce, du bois d’effort, de la liane jaune et de la fougère patte-lézard. Autant de plantes nécessaires à la préparation de sa spécialité : la tisane « antibleus à l’âme », qu’un habitant vient de lui commander en urgence.

Après trois heures de grimpette dans un chaos de branches, à se lacérer les flancs dans la ronce, à déraper sur des talus que la rosée fait fondre, à enjamber des fourrés aux senteurs d’humus et de vanille, Kakouk se hisse sur des troncs couleur réglisse pour cueillir une fleur, en équilibre au-dessus du vide. Délicat trésor entre ravines, pics abrupts et chlorohylle. « Tout ceci a bien quelques milliers d’années, souffle l’homme aux pieds nus. Nous sommes ici dans l’une des plus vieilles forêts de l’île… »Â 

Un océan d’herbes folles, où l’homme n’a jamais pu déposer son empreinte. Là, à l’instar d’une grande partie du territoire réunionnais, il n’y a ni sentier, ni balisage. « Ce caillou volcanique sorti de l’océan Indien il y a trois millions d’années a conservé sa végétation originelle sur 30% de sa surface, en partie grâce à sa typographie », explique Benoît Lequette, chef du service des études au sein du parc national de La Réunion. Difficile, en effet, de défricher pour exploiter la terre dans ce lieu où tout n’est que tombants vertigineux. Les habitants disposent donc de peu de terrains pour bâtir des logements. Et cela ne risque pas de s’arranger depuis que l’inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO freine l’urbanisation. Une manière radicale mais efficace de préserver ce luxuriant jardin façonné au départ par les oiseaux, qui ont emporté avec eux les graines d’essences africaines, asiatiques ou malgaches. Ces plantes, qui ont dû s’adapter à leur nouvel environnement, ont ainsi donné naissance à 200 espèces végétales inédites. La théorie de Darwin résumée sur un territoire de 2 500 kilomètres carrés, trois fois plus petit que la Corse ! Dans les Hauts, au milieu des falaises taillées au scalpel qui encerclent les cirques de Mafate, de Cilaos ou de Salazie, le taux d’endémisme fôle les 80%. Un record mondial.

Pourtant, ce chaudron de la biodiversité est aujourd’hui menacé par un fléau : les plantes invasives. Dans la forêt de tamarins de Belouve – 1 500 mètres d’altitude – au pied du piton des Neiges, point culminant de l’île – 3 071 mètres -, il suffit que Jean-Marie Pausé, scientifique au sein du parc national de La Réunion, sorte ses jumelles pour comprendre que l’éden avait par endroits viré à l’enfer. En cause : les raisins marron, les ajoncs d’Europe, les lianes papillon. Au total, quelque soixante-dix espèces envahissantes, pour la plupart introduites par l’homme, qui étouffent la flore indigène avec une rapidité confondante. « Ã€ terme, si rien n’est fait, des pans entiers de ce biotope disparaitront, explique-t-il. Mètre carré après mètre carré, il faut donc déraciner ces mauvaises herbes géantes et les remplacer par ce qui faisait jadis la richesse de « l’exception réunionnaise », ces vieux arbustes aux allures préhistoriques comme le mahot, le mapou, le tamarin des Hauts. Un combat digne de David contre Goliath. Surtout quand la population n’y met pas du sien. « Prenez le cas du goyavier, il étouffe les espèces indigènes, déclare Jean-Marie en soupirant. Il s’agit de l’une des pestes végétales les plus virulentes au monde, mais les habitants l’aiment beaucoup car ils en tirent une excellente confiture ! »

L’écologie n’est pas au coeur des préoccupations des Réunionnais qui sont, pour l’instant, happés par de tout autres considérations : le manque de terrains et de logis. Un sujet sur lequel Alain, 40 ans, marchand de primeur à Saint-Denis, ne décolère pas. Son problème : la zone inscrite à l’UNESCO couvre 42% de l’île. Les espaces constructibles sont restreints au littoral qui, ne figure pas sur la liste. Alors « dégoûté par tout ce gâchis », ce matin, depuis son stand de fruits et légumes du marché de Saint-Pierre, il harangue ceux qui veulent bien l’écouter : « Croient-ils que les gens ici vont accepter de vivre dans des immeubles de quinze étages parce qu’ils faut laisser de la place aux arbres ? On affiche complet nous ! »Â Ce n’est pas faux : la pression démographique est intense : aux 833 000 habitants actuels s’ajoutent des « Métros », toujours plus nombreux à débarquer de l’Hexagone, et des migrants de Mayotte ou des Comores qui gonflent encore la liste des 25 000 ménages en attente d’un logement social. À l’horizon 2030, La Réunion devra composer avec un million de personnes. Et pour ne rien arranger, la zone littorale pourrait, elle aussi, devenir par endroits inconstructible. Les technocrates de département appellent « aire d’adhésion » ce territoire qui correspond à la partie non-inscrite à l’UNESCO et qui forme une ceinture autour des sites protégés. Aujourd’hui, il est question d’en faire une « zone modèle » de développement durable. En clair d’y limiter fortement l’urbanisation. Une charte fixant les bonnes pratiques pour les dix prochaines années est en cours de discussion avec les communes, avant adoption définitive fin 2013… Enfin, si tout va bien. Car, comme le répète Alain ,en arrangeant son monticule d’ananas Victoria, « avant de signer, on voudrait bien savoir à quelle sauce ils vont nous manger ». 

Que deviendra, par exemple, ce rituel dominical qu’est le pique-nique familial en forêt, avec les marmites de rougail saucisse posée sr les braises etle rhum siroté à l’ombre des filaos ? Et les routes ? Dans cette contrée où l’on compte un véhicule pour deux habitants, la nouvelle quatre-voies des Tamarins, qui relie désormais, sur la côte ouest, Saint-Paul et l’Étang-Salé-les-Bains, a été applaudie. Mais quid des prochains aménagements, comme cette « route dingue » posée sur la mer dont on parle depuis plusieurs années ? La charte autorisera-t-elle aussi ce téléphérique que le maire de Saint-Leu, Thierry Robert, rêve de bâtir ? Ce serait le plus long du monde : vingt-deux kilomètres depuis la côte jusqu’à Cilaos en passant par la Grand Bénare ( 2 898 mètres d’altitude). L’édile, lui, y croit dur comme fer. Son projet, dont le coût avoisinerait les 130 millions d’euros, permettrait le sésenclavement de la population des Hauts et faciliterait l’accès à des sites touristiques majeurs. Surtout, il créérait quelques emplois… Quand 60% des 18-25 cherchent du travail, l’argument porte. Dans son bureau de Saint-Denis, Marylène Hoareau, la patronne du parc national de La Réunion, garante du label onusien, n’en démord pas : « En l’état, le téléphérique défigurerait des zones hautement protégées. La charte est justement une occasion unique pour les Réunionnais de conserver leur identité. Allez voir, par exemple, dans le cirque de Mafate comment les mentalités sont en train de changer. »

Mafate, le bout du monde. Un nid d’aigle à la fois minéral et verdoyant, le « coeur habité » du site Unesco. Le seul des trois cirques de l’île à n’être accessible qu’à pied, au prix d’une marche éprouvante, entre d’imposantes murailles argentées et des chemins escarpés. Le paradis des randonneurs. Chaque sentier y est une aventure, avec ses dénivelés délirants et ses escaiers de rondins qui fatiguent les chevilles. La nature s’y donne en cinémascope. Dans les profondeurs de ce décor à couper le souffle, 800 Mafatais vivent encore regroupés sur les « Ã®lets », ces villages de quelques cases posés sur des plateaux erbus. Ici, on a une certaine idée de la liberté. Celle, par exemple, de « braconner le tangue », ce hérisson sans épines dont on se régle en curry, ou de cuisiner au feu de bois, voire de faire pousser le zamal (le cannabis local) au fond du jardin ! Mafate reste le territoire des « marrons », les esclaves en fuite qui ont été les premiers à s’installer là, avant d’être rejoints, à la fin du XVIIIème siècle, par les « Yab », des « petits Blancs » miséreux en quête de terres disponibles. D’où ce refus viscéral des contraintes.

« L’UNESCO, au début, ça a fait trembler tout le monde, reconnaît Ruddy Brennus, médiateur du parc et habitant de l’îlet d’Aurère. Les terrains appartiennent au département, et les habitants ne sont que locataires, alors qu’ils croyaient qu’ils seraient comme dans une réserve indienne, qu’ils n’auraient plus le droit de faire ce qu’ils veulent. »

En réalité, cela ne s’est pas passé comme les Mafatais le craignaient. La preuve : les baux sont passés de 9 à 18 ans « pour permettre aux habitants de se sentir enfin chez eux. »Â Bien sûr, les réglementations ont soulevé des colères, quand il a fallu par exemple interdire que les cabris s’ébattent en liberté. Mais le mode de vie des îliens de l’intérieur a été préservé tout en permettant la modernisation qu’ils réclamaient, accès à Internet, panneaux solaires, antennes satellites. Même les hélicoptères, que la loi Montagne est censée interdire, tournent encore quotidiennement au-dessus du cirque. « Impossible de faire autrement, personne n’aurait accepté de revenir à l’époque du transport à dos de boeuf ! », lance en rigolant Alina Timon, la mère de Ruddy qui, ce matin, attend justement la livraison par les airs de son « nouveau réfirgérateur format américain ».

À Aurère, le label UNESCO a eu un autre effet : le boom du tourisme. Rien qu’autour de Mafate, cette année, près de 90 000 marcheurs ont arpenté les sentiers. Fiers de cette nouvelle aura, les habitants des montagnes lancent quantité de projets. Comme Ruddy Brennus qui, en 2011, a créé un grand « kabar », deux jours de concerts en plein air dans le cirque de Cilaos. De sont côté, le gîte de Marie-Annick Timon, l’un des plus réputés , affiche complet presque toute l’année. « Les Réunionnais d’en bas viennent enfin nous voir, se réjouit t-elle. Cet été, j’ai eu comme clients une famille qui habitait sur l’île depuis 3 générations : ils n’avaient jamais osé monter et ont été éblouis. Pour eux, c’était comme retrouver la vie du « tan lontan’ ». Une vie à la manière créole.

Source : Geo

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