Mathias Énard, le voyageur tranquille

 Ailleurs, Mathias Énard est chez lui. L’homme pose ses bagages et s’imprègne de cultures qui ne sont pas les siennes. À l’occasion de la sortie de son roman, Rue des voleurs, l’écrivain et professeur revient sur son amour du Moyen-Orient, les vices du tourisme de masse, la jeunesse du Maghreb. Rencontre avec un voyageur qui a l’art de prendre son temps. 

Sur les quatrième de couverture de vos livres, il est souvent précisé : né à Niort. Qu’est ce qui vous attache à cette ville ?

C’est la ville où j’ai passé mon enfance jusqu’à ce qe j’en parte à 18 ans. C’est une région où j’aime revenir parce qu’elle est un peu sauvage, elle ne se livre pas tout de suite, pas aux premiers abords. Ce n’est pas une star des régions françaises et pourtant il y a une grandebeauté dans la diversité des paysages. On y retrouve un paysage plat, une certaine monotonie. Niort a fabriqué quelques voyageurs tout simplement parce que le grand vent qui souffle sur cette plaine prédispose à l’envol.

Quel fut votre premier voyage en solo ? 

Un tour d’Iran en 1993. Baasé à Téhéran, j’en ai profité pour faire un tour du pays. C’est très facile de voyager là-bas car il y a à peu près tous les moyens de transport. Il y a aussi cette tradition d’hôtels de dernière catégorie que l’on appelle les  » maisons de voyageurs « . Ce sont des pensions très bas de game, simple qui permettent d’aller de ville en ville avec un très petit budget. J’aime voyager seul. On ne dépend de personne, d’aucune logistique.

Proche-Orient et Moyen-Orient sont très présents dans vos livres. Comment sont-ils venus à vous ?

C’est moi qui suis allé vers eux en fait. Quand j’ai eu mon baccalauréat, je suis allé à Paris pour étudier l’histoire de l’art. Ensuite j’ai fait des études d’arabe et de persan sur les conseils de ma professeur d’art de l’islam. Cela m’a passionné et j’ai tout de suite commencé à voyager au Moyen-Orient puis à y habiter. Je vis aujourd’hui à Barcelone, mais j’ai l’occasion de parler arabe tous les jours. Cette langue fait partie de moi.

Vous qui parlez cinq langues différentes, pensez-vous qu’apprendre une langue étrangère, c’est déjà une manière de voyager ?

Pour moi, le voyage commence justement par les langues, les livres, l’apprentissage en général. Le voyage n’est pas nécessairement physique. Évidemment, il y a un aspect très concret du fait que l’on se déplace, mais il y a aussi quelque chose de plus abstrait. J’ai toujours été un voyageur très lent. J’ai passé presque dix ans au Moyen-Orient sans trop bouger

Dans votre dernier livre Rue des voleurs, Lakhdar, un jeune marocain quitte Tanger et se retrouve étranger sans papier à Barcelone. Il raconte son histoire. L’occasion de livrer une analyse pessimiste de son pays, du printemps arabe et de l’Europe. 

C’est sûr que la situation économique et politique dans le monde arabe est préoccupante. On ne sait pas ce qui va se passer et je pense qu’aujourd’hui aucun journaliste ne se hasardera à faire des pronostics sur l’avenir. Quant au sud de l’Europe, l’Espagne par exemple traverse une crise terrible. Le pays est dans un état assez terrifiant avec 25% de chômage et des gens dans des situations de plus en plus dramatiques. Or il semble que les gouvernements – central et catalan – n’ont pas l’air d’avoir une solution. Tout ce qu’ils proposent, c’est plus d’austérité, quitte à détruire complètement leur pays.

D’ailleurs, selon Lakhdar, il ne manque plus grand chose pour que l’Europe tombe dans la violence et la haine…

Ces dernière années ont vu la paupérisation de classes sociales entières, la résurgence du racisme et de la violence. On a vu des émeutes à Barcelone. Pour la fête nationale catalane (11 septembre) plus d’un million de personnes ont défilé dans les rues pour demander l’indépendance. Cette affluence vient en partie de la crise et de sa mauvaise gestion politique. Tout cela laisse croire aux gens qu’ils seraient mieux entre eux, qu’indépendants ils géreraient mieux les dépenses et les recette. C’est tristement une logique répandue.

Mais vous, vous n’êtes pas un analyste, vous êtes un romancier…

Oui et c’est pour ça que j’ai choisi un point de vue extérieur aux évènements que je rapporte. Je voulais cette distance. J’ai choisi un témoin. J’ai choisi Tanger, cette ville que j’aime beaucoup. C’est une ville au bord de l’Afrique, à la limite entre l’Atlantique et la Méditerranée. On est beaucoup plus près des côtes espagnoles que de Casablanca. On est dans cette situation vraiment limite par rapport à l’étendue du monde arabe et en même temps,  on est encore un peu dedans. Si j’ai choisi Tanger comme point de départ de ce voyage – car ce livre est avant tout un voyage – c’est pour cet aspect  » frontière « .

Vous parlez du Tanger des touristes, de ces Occidentaux qui viennent pleins d’images littéraires das la tête.

Oui, car il y a une espèce de mythe tangérois très beau mais aussi très nostalgique. Une nostalgie de la ville, cosmopolite des années 50. Pourtant, comme dit le grand auteur arabe ohammed Choukri, il ne faut pas s’attacher à ce qui a disparu car la réalité de Tanger est au-delà de simple mythes, son identité est multiple. Les Marocains n’ignorent pas les histoires de Paul Bowles ou de Tennessee Williams, mais on ne peut pas réduire la ville à ce mythe néocolonial.

Lakhdar dit :  » Tout ce que je vuex, c’est être libre de voyager, de gagner de l’argent, de me promener tranquillement avec une copine, de baiser si j’ai envie, de prier, de pêcher sans que personne n’y trouve rien à redire.  » Ces libertés sont-elles des chimères ?

Oui. Ce qui est dur, c’est l’impression de partager la vie des jeunes d’Espagne ou de France en voyant les mêmes émissions en communiquant sur le même Facebook. C’est le même espace virtuel avec malgré tout une barrière infranchissable qui fait qu’on ne peut accéder à la vie de l’autre. Pour un jeune Marocain ou Tunisien, il est très difficile de voyager, de trouver des visas et l’argent nécessaire. Cela génère de la frustration et du ressentiment d’autant que les gens du Nord eux, viennent sans difficulté et avec des différences de pouvoir d’achat énormes. Il y a aussi le fait d’être dans un carcan où on est continuellement observé, où il faut faire attention à ce qu’on dit, à ce qu’on fait, à la famille, aux voisins.

Dans Bréviaire des artificiers, vous écrivez  » Le tourisme est un insecte. Il revient toujours comme les criquets sur les récoltes africaines.  » Le tourisme peut-il être autre chose qu’une plaie ?

Le tourisme « massifié » est nécessairement un mal. Il doit etre régulé. Le problème est que ce flux est vraiment déterminé économiquement. Tout le monde va aux mêmes endroits parce que c’est moins cher. Pour des pays comme la Tunisie qui dépendent totalement du tourisme, c’est une malédiction parce que c’est très fluctuant. Dans la vie de ceux qui y vivent, ça crée des problèmes environnementaux concrets, des soucis d’affluence, de place. Et puis il y  a beaucoup de touristes qui veulent profiter des avantages que sont le soleil et la mer sans se soucier de la rencontre humaine.

Vous n’avez pas seulement voyagé à Téhéran, Beyrouth, Venise, Damas ou Barcelone… Vous y avez vécu. Vous n’êtes pas du genre à vous contenter d’une visite. 

Ce que j’aime dans l’idée de voyager c’est de se poser pour apprendre la langue, connaître la culture et m’imprégner des endroits dans lesquels je séjourné. Se poser, c’est s’habituer, les choses perdent de leur nouveauté et on découvre un autre visage, peut-etre un peu plus profond. Bien sûr, le voyage bref a ses avantages : on a un oeil très neuf, on est toujours extraordinairement actif…

Finalement, vous avez vécu deux ans comme coopérant à Soucida, un vilage dau sud-est de Damas. Vous pouvez nous raconter ? 

Soucida se situe sur les contreforts du djebel. C’est un peu, comme disait Xavier de Pagnol  » le système de montagne-refuge  » où se retrouvent les minorités. En vivant chez les Druzes, en leur enseignant le français, j’ai découvert leur mode de vie, leurs croyances. Chez eux, la religion esr quelque chose d’initiatique, de secret. Ceux qui détiennent le pouvoir religieux et mystique, ce sont les clercs, ceux qui ont été initiés à la réincarnation. Ils pensent que quand un Druze meurt, il renaît dans un autre membre de la communauté. Il arrive qu’un enfant naisse avec certaines capacités par exemple pour des choses techniques. Pour eux, c’est quelque chose de très prenant. Ca paraît surprenant mais là-bas c’est très naturel. J’y ai beaucoup appris, c’était extraordinaire.

Source : A/R magazine voyageur 

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